19 Juin 2020
Vendredi 10 mars. Séance de piscine pour C. On nous avait prévenu que ce serait la dernière avant l’interruption. Nous savions aussi que cette journée de classe était la dernière -pour combien de temps ? Certains avançaient trois semaines, d’autres craignaient six.
Devant nous, les enfants jouaient dans l’eau, cette séance n’avait pas d’autre but mais ils y ont mis tout leur cœur. Les cris, les éclaboussures, les petits corps qui s’agitaient en tous sens et profitaient de l’eau. Et puis la fin de la séance, « on sort, les enfants ! on se reverra bientôt. » Check avec le coude. Devant nous, les deux bassins sont maintenant vides. L’eau bleue, à peine ridée, la lumière à travers les baies, comme un appel à une séance de longueurs, seule, juste à l’intensité qu’il faut pour se sentir bien, les muscles délassés au bout d’un kilomètre. Comme ça. Un plaisir simple, qui deviendra en quelques heures et pendant toutes les semaines qui suivront l’exemple de tout ce qu’on ne peut plus faire et dont on aurait tant besoin. Pas tellement celui-ci en particulier que l’un de ces plaisirs simples, l’un de de ceux-là parmi tous ceux désormais interdits.
La semaine qui suivit fut celle de toutes les frustrations. Chaque jour amenait son lot d’interdictions : les activités des enfants, les unes après les autres cessèrent, l’accès au travail fut interdit à presque tous les parents, les parcs fermèrent et puis le vélo pour les enfants fut interdit.
É., à dix ans, s’inventa une vie dans sa chambre, où le temps s’étirait, où les exercices qui auraient dû prendre une demi-heure en prirent trois. Mais où donc passait ce temps ? A déplacer des Playmobil, à feuilleter des BD, à rêvasser, à rêvasser surtout. Pour être à l’école malgré tout, dans la classe, avec les copains, avec la maîtresse. Il y avait tout à revivre, à essayer de faire vivre « comme si », à essayer d’imaginer pour après. Tout cela était si loin, si flou, si étrange qu’il en fallait bien, du temps, chaque jour.
C., toujours en mouvement, s’est révoltée à chaque restriction de plus à la liberté de jouer et de bouger. « Plus de parc, plus de vélo, mais qu’est-ce que j’ai le droit de faire, hein ?! Rien, c’est ça ?! » Rien, enfin pas grand-chose, c’était bien cela. Le cœur du parent se serre et pendant des semaines, il vivra avec cette angoisse sourde de ne pas pouvoir aider son enfant, d’être en défaut, comme un parent qui ne peut pas nourrir son enfant à sa faim. Alors C. s’est faite minuscule dans sa ville Playmobil. Elle était sage et cela voulait dire triste.
Bien sûr, on a inventé des jeux à taille de confinement : de la gym dans l’appartement, des cache-cache dans le parking souterrain, des loups dans les allées de l’immeuble. On a joué au mikado, au Uno, on a sorti le puzzle de cinq cents pièces, chevaux galopant dans le soleil couchant, dont trois cents pièces de ciel-terre-robes indistinguables, et on l’a réussi. Mais on n’a pas réussi à abolir ce sentiment d’enfermement qui nous étreignait tour à tour, selon les jours, sans jamais quitter l’appartement. Il rôdait, nous épiait et nous attrapait au moment où le rêve d’un plaisir simple revenait. « On dirait qu’on irait au parc pour jouer dans l’herbe, ou que je pourrais jouer avec ma copine... »
On a essayé d’épargner les morts, la souffrance, le drame des Ehpad mais l’émotion nous étranglait souvent au récit de la tâche immense, peut-être insurmontable, des soignants. « C’est bien ce qu’ils font ? » « C’est extraordinaire ». Alors on applaudissait fort aux fenêtres, et au balcon, C. agitait une petite cloche à vache.
Il y a eu peu à peu l’épuisement, paralysant, des doubles journées : la classe aux enfants et puis après, la classe aux étudiants, les réunions, les dossiers. Malgré tout, il restera le souvenir de moments magiques à découvrir l’apprentissage de son enfant, le rythme des nouvelles notions au fil des semaines, l’effort de l’enfant à s’appliquer pour que la maîtresse soit fière de lui. Et les maîtresses sont devenues ces indispensables passerelles entre la vie d’avant et cette vie réinventée, le phare ou la bouée, selon les jours, des apprentissages, le relai bienveillant mais exigeant quand nous n’arrivions plus à obtenir grand-chose de nos enfants et que nous réalisions ce que doivent être les journées des maîtresses avec près de trente enfants. Nous avons guetté les défis, les enquêtes de l’inspecteur Lafouine, les nouvelles poésies, les vidéos de l’école. Pistache et Picbille ont trouvé leur place dans la famille et quelque chose s’est tissé entre nos enfants et nous qui s’appellera un jour « un souvenir d’enfance ».
Aujourd’hui l’école a commencé à reprendre, on a pu goûter à la douceur du printemps à vélo. Tout n’est pas comme avant et l’on comprend peu à peu qu’il n’y aura pas de retour à avant, pour longtemps. Alors on essaie de comprendre ce nouveau maintenant, ses règles compliquées, ses craintes médicales et économiques. On essaie aussi de ne pas oublier « ce monde d’après » auquel on a souvent rêvé pendant ces semaines de confinement. Ce rêve qui faisait une place à la planète, à une douceur à vivre moins vite. Un rêve qui laisserait de la place aux rêves de nos enfants devenus grands.
Maman d'un enfant en CP et un en CM2
Voir le profil de Apel Saint François sur le portail Overblog